Dans le cadre d’une
opération Masse Critique de Babelio, j’ai eu la chance de recevoir
un livre des Éditions Belfond, sorti dans leur collection Vintage,
et par la même occasion découvrir cette excellente collection.
Créée en 2013,
celle-ci a un rythme de parution lent mais régulier qui permet de
construire petit à petit un catalogue qui redonne vie à des livres
introuvables, qu’il s’agisse de classiques tombés dans l’oubli,
de textes injustement méconnus ou de curiosités littéraires.
La Rue, de Ann
Petry, en est le 26e ouvrage, et le second de la
collection Vintage Noir, le versant noir de Vintage.
Dans le New York des
années 40, cette rue dont nous parle Ann Petry est la 116e,
dans le quartier de Harlem, une rue réservée aux nègres ou aux
mulâtres, synonyme de peur, de dangers et de mauvaise influence.
Y
habiter, pour Lutie, le personnage principal du roman, c’est déjà
une victoire en soi. Pouvoir
subvenir à ses besoins,
élever son fils Bub, loin
de l’influence de son père et de sa copine. Elle prend donc la
seule chambre qu’elle trouve et qu’elle puisse se permettre,
rêvant d’un jour où ayant un meilleur travail et ayant économisé
assez d’argent, elle pourra donner à Bub une vie meilleure.
Lutie est une battante. Elle ne veut pas se
laisser gagner par l’atonie ou la molle résignation. Mais
malgré toutes ses tentatives pour aller de l’avant dans ce monde
sans vendre son âme, elle ne peut se battre contre les forces qui
l’opprime.
Ann
Petry décrit très bien les conditions de vie difficiles dans ce
Harlem. Tout contribue à
accentuer le
ressentiment de noirceur et
d’insécurité de la
rue, personnage à part entière,
que ce soit
les forces naturelles et
les autres protagonistes, habitants de l’immeuble et
autres qu’elle va rencontrer.
« Mais
le silence était plus fort même que les paroles. Il était là
assis à côté d’elle. Il la suivait partout. Dans la rue, elle
croirait peut-être s’en être débarrassée. Ce serait une erreur.
Il marchait tout simplement plus vite qu’elle, et, en ouvrant la
porte de son appartement, elle le verrait venir à sa rencontre.
Insaisissable. Impalpable. Mais présent. Toujours présent. »
« Et
le vent recommençait sans se lasser, jusqu’à ce que les passants
soient forcés de s’arrêter et d’arracher le journal. Il
s’attaquait alors à leur chapeau, les étranglait avec leur
écharpe et s’engouffrait dans leurs vêtements. »
L’auteure tente aussi
d’expliquer les difficultés existentielles des gens de couleur et
des femmes en particulier en
analysant les habitudes comportementales des Blancs vis-à-vis d’eux,
des Blancs qui avaient
érigé en dogme leur supériorité sur les Noirs.
« Ce
devait être une réaction automatique chez les Blancs. Si une jeune
femme était de race noire et suffisamment attirante, c’était de
toute évidence une catin. Ou si elle n’en était pas exactement
une, c’était du moins facile de coucher avec elle, il suffisait de
le lui demander. D’ailleurs, les hommes blancs n’avaient même
pas à se donner cette peine, la fille le leur demandait elle-même.
Cela l’irritait
davantage au fur et à mesure qu’elle y pensait. Certainement, ils
ne savaient rien de la grand-mère qui l’avait élevée, et qui
répétait toujours avec la régularité d’une horloge :
- Lutie, baby, ne
laisse pas les hommes blancs te toucher. Ils courent toujours après
les femmes noires. Comme si ça les rendait malades de ne pas coucher
avec elles. Ne les laisse pas porter la main sur toi. »
« Les
Blancs regardaient avec mépris les Noirs qui les dépassaient en
voiture. Un moment, un bref instant, en laissant le Blanc loin
derrière sur la route, le Noir pouvait se sentir son égal et même
son supérieur. Après avoir risqué sa vie dans les virages et
escaladé les montagnes, il se sentait la force d’affronter le
monde qui ne voulait pas l’adopter et qui le rabaissait
systématiquement. Quand il dépassait l’auto d’un Blanc, le Noir
se sentait victorieux, et le sentiment de sa victoire lui permettait
de porter la tête haute pendant au moins deux jours. Et les Blancs
détestaient cela, car ils avaient besoin eux aussi d’affirmer leur
supériorité. »
« Partout
les femmes avaient à travailler pour entretenir leur famille, car
nulle part les hommes ne trouvaient de travail. Ils s’ennuyaient et
sortaient. Les enfants restaient seuls, sans foyer, car personne ne
pouvait en former le cœur. Oui. Partout les gens étaient trop
pauvres pour faire autre chose que travailler, et leur force physique
était leur seule source de revenus ; pour vivre, ils ne
pouvaient compter que sur elle. C’est ce qui vieillissait
prématurément les femmes. »
Dans
ces conditions, la noirceur s’amplifie au fil des pages. Lutie est
acculée vers un destin qu’elle n’arrive plus à contrôler.
Bien
que publié en 1946, il est regrettable de constater que, septante
ans plus tard, cette suprématie des Blancs sur les Noirs reste encore bien ancrée dans certaines contrées, avec des conséquences
qui font l’actualité.
La
Rue d’Ann Petry est une exploration magnifique et brutale des
difficultés et obstacles auxquels doit faire face une jeune mère,
noire et célibataire, dans le Harlem des années 40, en faisant tout
son possible pour améliorer la vie de son fils.
Loin
d’être joyeux, c’est plutôt un roman noir qui vaut la peine
d’être lu.
Née en 1908 dans le Connecticut, Ann Petry a grandi au sein d'une famille de classe moyenne. En 1938, elle épouse George D. Petry, auteur de romans policiers, et le couple s'installe à New York, dans le quartier d'Harlem. Diplômée en pharmacologie mais passionnée par l'écriture, Ann Petry se détourne des sciences pour écrire dans divers journaux puis publie ses nouvelles dans la presse. Très impliquée dans la vie de son quartier – elle développe notamment différents programmes éducatifs –, elle est témoin des conditions de vie des habitants d'Harlem. Ses expériences l'inspirent pour l'écriture de La Rue, best-seller immédiat vendu à plus d'un million d'exemplaires, qui remporte le Houghton Mifflin Literary Fellowship Award et qui paraît en France aux éditions Charlot en 1948. Malheureusement, aucune de ses œuvres ultérieures ne renouvellera le succès de son coup de maître. Ann Petry est décédée à Old Saybrook en 1997. Largement oubliée dans l'héritage du Harlem Renaissance, Ann Petry retrouve aujourd'hui une réhabilitation littéraire dont elle a longtemps été spoliée.
Source : http://www.belfond-vintage.fr/auteurs#auteur-ann-petry
LA RUE - Ann PETRY
Editions BELFOND - Collection Vintage - 18/05/2017