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dimanche 21 mai 2017

LA RUE - Ann PETRY


 Dans le cadre d’une opération Masse Critique de Babelio, j’ai eu la chance de recevoir un livre des Éditions Belfond, sorti dans leur collection Vintage, et par la même occasion découvrir cette excellente collection.
Créée en 2013, celle-ci a un rythme de parution lent mais régulier qui permet de construire petit à petit un catalogue qui redonne vie à des livres introuvables, qu’il s’agisse de classiques tombés dans l’oubli, de textes injustement méconnus ou de curiosités littéraires.
La Rue, de Ann Petry, en est le 26e ouvrage, et le second de la collection Vintage Noir, le versant noir de Vintage.

Dans le New York des années 40, cette rue dont nous parle Ann Petry est la 116e, dans le quartier de Harlem, une rue réservée aux nègres ou aux mulâtres, synonyme de peur, de dangers et de mauvaise influence.
Y habiter, pour Lutie, le personnage principal du roman, c’est déjà une victoire en soi. Pouvoir subvenir à ses besoins, élever son fils Bub, loin de l’influence de son père et de sa copine. Elle prend donc la seule chambre qu’elle trouve et qu’elle puisse se permettre, rêvant d’un jour où ayant un meilleur travail et ayant économisé assez d’argent, elle pourra donner à Bub une vie meilleure. Lutie est une battante. Elle ne veut pas se laisser gagner par l’atonie ou la molle résignation. Mais malgré toutes ses tentatives pour aller de l’avant dans ce monde sans vendre son âme, elle ne peut se battre contre les forces qui l’opprime.
Ann Petry décrit très bien les conditions de vie difficiles dans ce Harlem. Tout contribue à accentuer le ressentiment de noirceur et d’insécurité de la rue, personnage à part entière, que ce soit les forces naturelles et les autres protagonistes, habitants de l’immeuble et autres qu’elle va rencontrer.

« Mais le silence était plus fort même que les paroles. Il était là assis à côté d’elle. Il la suivait partout. Dans la rue, elle croirait peut-être s’en être débarrassée. Ce serait une erreur. Il marchait tout simplement plus vite qu’elle, et, en ouvrant la porte de son appartement, elle le verrait venir à sa rencontre. Insaisissable. Impalpable. Mais présent. Toujours présent. »

« Et le vent recommençait sans se lasser, jusqu’à ce que les passants soient forcés de s’arrêter et d’arracher le journal. Il s’attaquait alors à leur chapeau, les étranglait avec leur écharpe et s’engouffrait dans leurs vêtements. »

L’auteure tente aussi d’expliquer les difficultés existentielles des gens de couleur et des femmes en particulier en analysant les habitudes comportementales des Blancs vis-à-vis d’eux, des Blancs qui avaient érigé en dogme leur supériorité sur les Noirs.

« Ce devait être une réaction automatique chez les Blancs. Si une jeune femme était de race noire et suffisamment attirante, c’était de toute évidence une catin. Ou si elle n’en était pas exactement une, c’était du moins facile de coucher avec elle, il suffisait de le lui demander. D’ailleurs, les hommes blancs n’avaient même pas à se donner cette peine, la fille le leur demandait elle-même.
Cela l’irritait davantage au fur et à mesure qu’elle y pensait. Certainement, ils ne savaient rien de la grand-mère qui l’avait élevée, et qui répétait toujours avec la régularité d’une horloge :
- Lutie, baby, ne laisse pas les hommes blancs te toucher. Ils courent toujours après les femmes noires. Comme si ça les rendait malades de ne pas coucher avec elles. Ne les laisse pas porter la main sur toi. »

« Les Blancs regardaient avec mépris les Noirs qui les dépassaient en voiture. Un moment, un bref instant, en laissant le Blanc loin derrière sur la route, le Noir pouvait se sentir son égal et même son supérieur. Après avoir risqué sa vie dans les virages et escaladé les montagnes, il se sentait la force d’affronter le monde qui ne voulait pas l’adopter et qui le rabaissait systématiquement. Quand il dépassait l’auto d’un Blanc, le Noir se sentait victorieux, et le sentiment de sa victoire lui permettait de porter la tête haute pendant au moins deux jours. Et les Blancs détestaient cela, car ils avaient besoin eux aussi d’affirmer leur supériorité. »

« Partout les femmes avaient à travailler pour entretenir leur famille, car nulle part les hommes ne trouvaient de travail. Ils s’ennuyaient et sortaient. Les enfants restaient seuls, sans foyer, car personne ne pouvait en former le cœur. Oui. Partout les gens étaient trop pauvres pour faire autre chose que travailler, et leur force physique était leur seule source de revenus ; pour vivre, ils ne pouvaient compter que sur elle. C’est ce qui vieillissait prématurément les femmes. »

Dans ces conditions, la noirceur s’amplifie au fil des pages. Lutie est acculée vers un destin qu’elle n’arrive plus à contrôler.

Bien que publié en 1946, il est regrettable de constater que, septante ans plus tard, cette suprématie des Blancs sur les Noirs reste encore bien ancrée dans certaines contrées, avec des conséquences qui font l’actualité.

La Rue d’Ann Petry est une exploration magnifique et brutale des difficultés et obstacles auxquels doit faire face une jeune mère, noire et célibataire, dans le Harlem des années 40, en faisant tout son possible pour améliorer la vie de son fils.
Loin d’être joyeux, c’est plutôt un roman noir qui vaut la peine d’être lu.


Née en 1908 dans le Connecticut, Ann Petry a grandi au sein d'une famille de classe moyenne. En 1938, elle épouse George D. Petry, auteur de romans policiers, et le couple s'installe à New York, dans le quartier d'Harlem. Diplômée en pharmacologie mais passionnée par l'écriture, Ann Petry se détourne des sciences pour écrire dans divers journaux puis publie ses nouvelles dans la presse. Très impliquée dans la vie de son quartier – elle développe notamment différents programmes éducatifs –, elle est témoin des conditions de vie des habitants d'Harlem. Ses expériences l'inspirent pour l'écriture de La Rue, best-seller immédiat vendu à plus d'un million d'exemplaires, qui remporte le Houghton Mifflin Literary Fellowship Award et qui paraît en France aux éditions Charlot en 1948. Malheureusement, aucune de ses œuvres ultérieures ne renouvellera le succès de son coup de maître. Ann Petry est décédée à Old Saybrook en 1997. Largement oubliée dans l'héritage du Harlem Renaissance, Ann Petry retrouve aujourd'hui une réhabilitation littéraire dont elle a longtemps été spoliée.

Source : http://www.belfond-vintage.fr/auteurs#auteur-ann-petry

LA RUE  -  Ann PETRY
Editions BELFOND  -  Collection Vintage  -  18/05/2017

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